Premier jour des vacances d’été, un accident à cause d’un dingue dans un virage. En 2018, sur une route escarpée de Corse, Françoise-Marie Santucci a perdu l’odorat, sens discret dont on s’aperçoit qu’il nous relie au monde lorsqu’il disparaît.
À partir de cette expérience, la journaliste et ex-directrice de la rédaction du magazine Elle a plongé dans les odeurs, décortiquant et restituant leurs mille mystères avec une grande clarté. À la recherche des odeurs perdues (éd. Grasset), son carnet de voyage sensuel et sensible, nous en ouvre les portes.
L’accident qui a tout changé
Marie Claire : Comment vous êtes-vous aperçue que vous n’aviez plus d’odorat ?
Françoise-Marie Santucci : Le soir de l’accident, ma femme et moi avons mangé un bout de pizza. Je ne l’ai pas senti mais je me suis dit, ce n’est pas grave, nous étions contusionnées… C’était deux ans avant le Covid, je ne savais même pas que l’anosmie existait. Je ne comprenais pas la sensation de vide et d’absence dans le nez. Le vide des odeurs est impossible à expérimenter tant qu’on n’est pas privé du sens olfactif. Cela ne se produit jamais : nous sommes toujours entourés par une odeur même si nous n’en avons pas conscience.
Le mécanisme de l’odorat est complexe. Qu’est-ce qui a été atteint chez vous ?
Les bulbes olfactifs. Dans un choc frontal, le cerveau est projeté en avant, en arrière, puis de nouveau en avant. Cet aller-retour hypersonique a écrasé les bulbes olfactifs. L’IRM a montré que l’un avait été détruit et l’autre très endommagé. Ils ont la taille d’un petit haricot mais sont indispensables. Pour résumer, c’est là que les odeurs arrivent et sont transformées en influx électriques, qui seront ensuite envoyés dans les régions supérieures du cerveau afin d’y être décodées.
Comment avez-vous réagi lorsque vous avez compris ce qu’il se passait ?
J’étais effondrée, avec l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds, comme si une partie de moi n’existait plus au monde. C’était d’autant plus cruel que cela s’est produit en Corse. J’y suis née. J’en connaissais et en chérissais les odeurs. Ou j’en connais et j’en chéris les odeurs : je ne sais pas si je dois parler au présent ou au passé. La fleur immortelle est là, sur mon bras. J’ai fait faire le tatouage après l’accident. Quand je la regarde, j’ai le souvenir de son odeur, c’est formidable.
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La perte de l’odorat « impacte la libido »
Ironie du sort ou heureusement, vous avez toujours eu un rapport très étroit avec les odeurs…
J’ai grandi en Côte d’Ivoire et nous rentrions en Corse tous les étés. J’ai compris après coup que cette enfance m’avait donné un vocabulaire d’odeurs particulier, d’emblée très riche. C’est une richesse extraordinaire, aujourd’hui, d’avoir en mémoire ces odeurs-là, très lourdes, un peu musquées. Celles des marchés, de la viande au soleil, de mon plat favori, le « foutou sauce graine ». Et celles de la Corse, la charcuterie, la polenta de farine de châtaigne…
Ne plus sentir crée un isolement. Les odeurs sont une balise dont on n’a pas conscience.
Qu’est-ce qui change au quotidien ?
Tout. Ce qu’on mange, bien sûr. Je suis gourmande, j’adore cuisiner et, d’un coup, il n’y a plus rien. L’une des premières choses que j’ai sentie, que je n’ai plus sentie plutôt, c’est mon odeur. C’est bizarre. Ne plus sentir crée un isolement. Les odeurs sont une balise dont on n’a pas conscience.
La rencontre avec les autres passe aussi par elles. Le réflexe de serrer la main d’une personne puis de sentir sa propre main est très représentatif : notre côté animal s’exprime. Même se faire la bise est une façon de se sentir.
Les expressions « je ne peux pas le piffrer » ou « je ne le sens pas » sont précises sur la signification d’origine. Pour moi, le manque le plus fort est l’odeur de mes proches et de Delphine, ma femme. Elles ne sont pas revenues. Je ne les ai pas non plus en mémoire. Est-ce parce que les odeurs humaines sont plus complexes ? En tout cas, l’absence d’odeurs impacte aussi le désir et la libido. C’est sexy les odeurs !
Ne plus sentir revient-il à être privé d’une dimension ?
Complètement. J’emprunte à un autre sens pour tenter d’expliquer : c’est comme voir en noir et blanc. Notre identité se retrouve amputée de sa dimension olfactive. Les odeurs sont tellement intimes. Comme si elles préexistaient. Chez l’embryon, l’odorat est d’ailleurs une des premières choses qui se développent.
Le goût ne permet-il pas de compenser ?
Non. La perte de l’odorat emporte beaucoup d’autres choses dans son sillage… Le goût est atteint. Le sens gustatif permet de sentir le salé, le sucré, l’amer, l’acide mais la richesse de ce que l’on mange et boit est restituée par l’odorat.
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Sa découverte de la rétro-olfaction
Plus surprenant, les émotions et les souvenirs sont également touchés, vous le décrivez très bien…
Avec la fameuse expérience de la madeleine, Marcel Proust a su décrypter le fonctionnement de l’odorat des années avant les scientifiques. La vision seule de la madeleine n’avait rien évoqué en lui : c’est seulement en la mangeant, et donc en la sentant, que tous les souvenirs sont revenus. Cela s’explique : les odeurs sont beaucoup plus intimement liées que les autres sens à notre système limbique, qui est en quelque sorte le cœur émotionnel et mémoriel de notre cerveau.
Privés de leur part olfactive, des souvenirs ont comme moins de chair. Et depuis l’accident, ma fabrique de nouveaux souvenirs est plus difficile. La première fois que j’ai senti à nouveau quelque chose, c’était à Lisbonne. Une odeur de poisson, très désagréable, mais paf ! Ça y est, elle est ancrée. Je me souviens moins bien du reste du séjour.
Que sentez-vous aujourd’hui ?
Je ne suis plus anosmique mais hyposmique. Je sens un tout petit peu… Je ne sens aucune odeur extérieure. Sauf, parfois, une odeur vague et désagréable d’oignons frits. En mangeant, c’est variable. Le chocolat, dont j’étais une amatrice absolue, est désormais juste rugueux et vaguement écœurant. Je sens bien le fromage, plus c’est fort, mieux c’est. J’ai toujours aimé le fromage fort. Mais là, je suis ceinture noire de celui qui pue ! Je peux aussi percevoir le cumin, la coriandre, la cannelle… qui me mettent en joie.
Heureusement, la rétro-olfaction existe ! Je l’avais développée avant l’accident grâce aux vignerons amis du monde du vin. C’est un outil méconnu mais formidable pour affiner nos perceptions sensorielles : avec le passage en bouche, les odeurs et arômes se libèrent en démultipliant le goût, l’odorat, la texture, l’astringence…
Il s’agit d’arriver à déguster, comme le font les vignerons, plutôt que simplement boire ou manger. Déguster implique quelque chose de réfléchi, à la fois cérébral et sensoriel. Comme disait Salvador Dalí : « Qui sait déguster ne boit plus jamais de vin, mais goûte des secrets. »
Sentir relève aussi d’un travail intellectuel et émotionnel.
Vous avez découvert que les souvenirs permettaient de convoquer les odeurs. Comment cela est-il possible ?
Je vis des odeurs dans ma mémoire. Par exemple, je ne sens plus les herbes aromatiques, que j’adorais, mais je me souviens de certaines, notamment le basilic et la menthe. De la même façon que l’on peut exercer sa mémoire avec le sudoku, avoir les odeurs en tête est aussi une histoire d’entraînement. C’est juste qu’on n’y a jamais réfléchi. Nous vivons dans une civilisation de l’image où l’odorat est très policé, a été domestiqué. Il s’agit d’un appauvrissement terrible. Connaissez-vous l’odeur de l’origan, des mûres ? Sentir relève aussi d’un travail intellectuel et émotionnel. Entraînez-vous pour en profiter, vous imprégner.
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Les conseils de Françoise-Marie Santucci pour mieux sentir
Bien malgré vous, vous êtes devenue une spécialiste des odeurs…
Trois gènes sont impliqués dans la vision des couleurs, 347 sont dévolus aux odeurs ! Cela donne une idée de leur complexité et je me suis rendu compte à quel point on n’y connaissait rien. J’ai trouvé cela passionnant et d’une grande aide d’aller chercher là où ça n’allait pas pour trouver plein de réponses et d’explications. Car tout s’explique, et pour moi qui suis une grande angoissée, c’est rassurant.
Après l’accident, le melon a longtemps senti le curry. Et c’est normal : les deux ont en fait des molécules en commun. Les reconnexions dans mon cerveau ne se sont juste pas faites correctement. Les odeurs sont tellement complexes qu’elles se refusent au langage : nous n’avons pas de mots pour les nommer. On dit « l’odeur de… », par exemple l’odeur de la terre mouillée, l’odeur de la rose… Alors que pour la couleur, nous disposons d’une palette de mots. Prenez le rouge, il peut être carmin, vermillon, bordeaux…
Et puis, personne ne sent de la même façon. Habitudes d’enfance, origine géographique ou hasard des gènes : vous pouvez adorer la betterave ou la coriandre quand votre ami·e les aura en horreur. De même, il arrive que nous percevions avec plus d’acuité une odeur, car nous sommes plus sensibles à certaines molécules qui la composent.
Que nous conseilleriez-vous pour cultiver notre sens olfactif ?
J’encourage les anosmiques et tous ceux qui sentent « mal » à faire des exercices quotidiens de rééducation. J’ai reniflé mes onze fioles, tous les matins, pendant près de deux ans. Et même si c’est très frustrant au début, car on a le sentiment que rien ne change, quelques sensations finissent par repointer le bout de leur nez – si j’ose dire. Enfin, c’est la chance que j’ai eue. Mais seulement en rétro-olfaction. Car en olfaction « ortho-nasale », ce qu’on sent « dans l’air », rien n’a bougé. C’est toujours le vide total.
À tous et à toutes, je ne saurais que conseiller de se demander quelle est son odeur préférée, faire la liste de celles de son enfance. Se constituer son herbier d’odeurs. Dans le mien, il y a celles du maquis corse, de l’océan, des galettes de mazout sur les plages d’Abidjan… Et si nous ne pouvons pas toutes et tous nous fabriquer une grande bibliothèque d’odeurs comme les vignerons et les nez, nous pouvons au moins installer quelques étagères, c’est à notre portée. Les odeurs sont magnifiques !
Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 849, daté juin 2023. Chaque mois, Françoise-Marie Santucci signe notre rubrique « La pionnière oubliée » et, ce mois-ci, a rencontré pour nous Juliette Binoche (p. 82).
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