06/04/2023

Alors que les grands groupes de l’industrie de la mode cherchent à aborder les problématiques environnementales grâce à la compensation carbone, Vogues’intéresse à cette pratique, et à son efficacité.

La nouvelle mode est à la compensation carbone, semble-t-il. Pour la saison printemps-été 2020, Gabriela Hearst est devenue la première marque à proposer un défilé neutre en carbone pour la Fashion Week de New York. Elle a été rapidement suivie par Burberry à Londres. Gucci a décidé de pousser la chose un cran plus loin en déclarant que son fonctionnement, sa chaîne d’approvisionnement ainsi que son défilé de la Fashion Week de Milan étaient complètement neutres en carbone. Désormais, Kering, la maison-mère de Gucci a annoncé que l’entreprise dans son ensemble deviendrait entièrement neutre en carbone en compensant ses émissions annuelles de gaz à effet de serre.

"Kering s’engage à devenir complètement neutre en carbone en tant que groupe dans toutes ses opérations et tout au long de sa chaîne d’approvisionnement" a déclaré François-Henri Pinault, le PDG du groupe dans un communiqué de presse. "Tout en cherchant à éviter et réduire nos émissions de gaz à effet de serre, nous compenserons les émissions restantes en soutenant la préservation des forêts vitales et la biodiversité partout dans le monde." Mais qu’est-ce que la compensation carbone, et comment ça marche ?

© Victor VIRGILE

Qu’est-ce que la compensation carbone ? 

Il s’agit d’un moyen de compenser ses émissions en réalisant une économie de dioxyde de carbone ailleurs dans le monde. Pour des grands groupes, la compensation carbone prend souvent la forme d’une transaction financière qui implique des investissements dans des projets environnementaux et des programmes de préservation afin d’équilibrer les émissions nocives produites par le fonctionnement et la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise.

Gucci et Burberry ont investi dans des projets soutenus par REDD+, le schéma mis en place par la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique (UNFCCC) dont le but est de mettre fin à la déforestation. Ainsi, Gabriela Hearst a fait une donation au projet Hifadhi-Livelihoods au Kenya, qui préserve les forêts et s’occupe de la santé des communautés rurales.

Pour l’instant, la compensation carbone est considérée comme le meilleur choix possible pour les entreprises qui cherchent à limiter leur impact environnemental. "Étant donné le besoin d’actions climatiques urgentes, les entreprises doivent prendre en compte toutes leurs émissions, à la fois dans leur fonctionnement et tout au long de la chaîne d’approvisionnement", nous explique Marco Bizzarri, PDG de Gucci. "Il n’y a pas assez de solutions pour atténuer 100 pour cent des émissions de la chaîne d’approvisionnement, et certaines de ces solutions peuvent prendre des années avant de devenir viables."

La compensation signifie également que les entreprises doivent évaluer leur impact environnemental. "Calculer l’empreinte carbone de notre défilé n’était qu’un premier pas, ajoute Gabriela Hearst. Si vous ne récoltez pas les données, vous ne connaissez pas les chiffres qu’il vous faut réduire. Il faut d’abord connaître les véritables chiffres de l’impact environnemental de notre commerce. Ce sont des étapes indispensables pour comprendre le véritable coût de nos produits pour l’humanité". 

© Courtesy of Gucci

Comment les compensations carbone sont-elles calculées ?

La marque Gucci, propriété du groupe Kering utilise un compte annuel des pertes et profits environnementaux. Il mesure l’empreinte carbone du fonctionnement de Kering et de sa chaîne d’approvisionnement (qui représente près de 90% de ses émissions) et chiffre sa valeur monétaire pour quantifier et gérer son utilisation des ressources naturelles.

Pour Gabriela Hearst, la société de productions de défilés Bureau Betak a travaillé à minimiser la quantité d’émissions à compenser, dans les domaines de la consommation électrique, du transport, du catering et des déchets, pendant que l’entreprise EcoAct calculait les émissions résultantes et l’empreinte carbone du défilé printemps-été 2020. Après avoir calculé la valeur monétaire de ces émissions, l’équivalent en dollars a été reversé au projet kenyan mentionné.

Mais comment une entreprise peut-elle établir la valeur financière du carbone ? Dans ces instances, on parle souvent du prix de la tonne de CO2, l’entreprise environnementale Climate Care fixe son prix à 9 euros, même si le prix dépend des schémas de compensation choisis.

En pratique, la compensation carbone est beaucoup plus compliquée. "Ce n’est pas une science exacte", nous explique Roger Tyers, chercheur en sociologie et en sciences sociales à l’Université de Southampton. "En ce qui concerne la reforestation, il est très difficile de savoir combien de temps il faudra pour qu’ils arrivent à maturité et parviennent à absorber le carbone de l’atmosphère, cela peut prendre entre 5 et 10 ans."

Avec un rapport de l’ONU qui avertit de l’urgence d’actions d’ici 2030 pour éviter des dégâts irréversibles, beaucoup d’acteurs trouvent ce délai problématique. Les difficultés pour obtenir des mesures de l’efficacité de la compensation carbone ont été documentées par différentes études gouvernementales. Un rapport publié par le gouvernement norvégien — qui investit 3 milliards d’euros par an pour devenir un pays neutre en carbone d’ici 2030 a décrit les résultats du REDD+ comme "différés et incertains" tandis qu’une étude de la Commission européenne a découvert que 85% des projets de compensations carbone étaient peu susceptibles de fournir des bénéfices véritables ou mesurables.

© Courtesy of Gucci

Quelle est l’efficacité des solutions de compensations ?

L’une des principales critiques concerne le caractère indirect de la compensation carbone : les entreprises continuent à émettre du CO2. S’efforcer de réduire au maximum son empreinte carbone, en plus des compensations, est absolument nécessaire. "D’abord nous essayons de réduire nos émissions en gaz à effet de serre autant que possible, et ensuite, nous compensons entièrement nos émissions annuelles explique Marco Bizzarri. La nouvelle approche de la neutralité carbone est une solution qui peut avoir un impact positif sur la nature et le climat immédiatement."

La difficulté à identifier le véritable impact des projets de compensation carbone signifie que le terme de "neutralité carbone" peut dérouter le consommateur. "La compensation carbone est un secteur très chaotique", nous explique Roger Tyers. "Le label neutre en carbone donne l’impression au consommateur qu’on peut continuer à consommer excessivement comme avant parce qu’ils s’imaginent que ces entreprises vertueuses s’occupent de ça pour nous". 

La question de l’éthique et des schémas de compensation se pose également. La grande majorité d’entre eux se déroulent dans des pays en développement et ont un impact sur les locaux. Un rapport de Carbon Market Watch a mis en avant quatre cas dans lesquels des projets présentés ont plutôt eu des effets néfastes localement, dont un cas en Ouganda où une entreprise privée se serait accaparé des terres vitales à la survie des locaux, leur bloquant l’accès, afin d’y planter une forêt.

Malgré la confusion qui entoure cette pratique, la compensation peut avoir un effet positif lorsqu’elle se combine à une réduction des émissions. Une étude publiée par Science magazine affirme que la plantation de milliards d’arbres partout sur la planète est la meilleure solution disponible contre le changement climatique et pourrait absorber jusqu’à deux tiers es émissions produites aujourd’hui. "La plupart des projets de compensation carbone font de bonnes choses : ils plantent des arbres, créent de l’emploi." Roger Tyers amende : "mais ne comptons pas sur les compensations pour nous débarrasser de ce problème, parce que ça ne sera pas le cas".

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