06/04/2023

À seulement 28 ans, l’auteure irlandaise signe avec Conversations entre amis un second roman remarquable qui en dit long sur les préoccupations de sa génération.

De Dublin à New York, il est désormais impossible d’entrer dans une librairie sans y voir le nom de Sally Rooney. À seulement 28 ans, la romancière irlandaise est devenue l’un des plus grands phénomènes littéraires de la décennie dans les pays anglo-saxons, dont les ventes se compteraient déjà par centaines de milliers. Son premier roman Conversations entre amis, rédigé en trois mois alors qu’elle achevait un master en littérature américaine au Trinity College de Dublin, et publié en 2017 aux éditions Faber & Faber, a fait l’objet d’une enchère entre sept éditeurs différents, et a déjà été traduit dans plus de douze langues. Sa traduction française, signée Laetitia Devaux, est paru le mois dernier aux éditions de L’Olivier.

« La Salinger de la génération Snapchat »

L’histoire démarre à Dublin, où Frances et Bobbi, deux étudiantes et anciennes amantes devenues meilleures amies, collaborent sur des performances de poésie. Un soir, après une représentation, elles rencontrent Melissa, une photographe plus âgée, qui les félicite pour leur travail et les invite à boire un verre chez elle. Elles y font la rencontre de Nick, son mari, un acteur célèbre. Et l’histoire démarre. À travers ce drôle de ménage à quatre, Sally Rooney nous parle d’amour, d’infidélité, de statut social et de recherche de soi, avec des dialogues aiguisés et un réalisme qui fait presque froid dans le dos. Il y a quelque chose d’impitoyable dans sa façon de décrire les cercles intellectuels branchés, les attitudes faussement naturelles et les accès de lâcheté de ses personnages. Dans Normal People, qui n’a pas encore été traduit en français, elle aborde les mêmes thèmes à travers l’histoire de Marianne, une lycéenne brillante et impopulaire, et Connell, un lycéen brillant et populaire, dont la mère travaille comme femme de ménage pour la famille de Marianne. Les deux étudiants se fréquentent en secret, jusqu’à se retrouver ensemble à l’université, où Marianne s’épanouit alors que Connell s’efface. La BBC en prépare une adaptation en série télé pour la plateforme de vidéos Hulu.

Encensée par le New York Times, le Irish Times et le New Yorker, qui lui consacrait un long portrait au mois de janvier dernier, celle qu’on a appelé « La Salinger de la génération Snapchat » est arrivée comme un OVNI dans le paysage littéraire – un OVNI particulièrement bien dans son époque. La plume de Sally Rooney est factuelle et directe, presque froide, et identifie avec une justesse parfois déconcertante les préoccupations de sa génération, et ce qu’on pourrait appeler les « codes » qui régissent les relations humaines à l’ère des réseaux sociaux, des crises économiques et du réchauffement climatique. Tout ça au détour de conversations bien ficelées entre des personnages réalistes. Au New Yorker, elle confiait « Beaucoup de critiques ont remarqué que mes livres étaient comme des romans du dix-neuvième siècle habillés avec des vêtements d’aujourd’hui. » On mentionne souvent Jane Austen lorsqu’on parle de Sally Rooney, et de cette façon qu’elle a de parler d’amour, de mécanismes de pouvoir et de rapports humains. Un genre qu’elle traite de façon parfaitement contemporaine, maîtrisant à la perfection l’exercice des textos et des conversations par e-mail, souvent peu convaincant en littérature mais indispensable pour capter toutes les subtilités des interactions sociales aujourd’hui. Elle retranscrit avec une rare justesse les préoccupations d’une jeunesse vaguement désabusée, entre le monde du travail, la politique (toujours teintée de marxisme), le rapport au corps, à la souffrance et aux autres. Ses livres sont riches de débats d’idées (elle en est une championne certifiée), d’une certaine intolérance pour la faiblesse et d’une forme de détachement propre aux jeunes adultes qui ont grandi à l’aube du nouveau millénaire. Sally Rooney affirmait il y a quelques années qu’on donne trop d’importance aux romanciers. Il faut toutefois des romanciers importants. De par sa capacité à frapper, sans ménagement mais avec une grande élégance, en plein dans la réalité, Sally Rooney fait sans aucun doute partie de ceux-là.

Conversations entre amis de Sally Rooney, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, éditions L’Olivier, 396 pages, 23 €.

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